À la formation d’un nouveau gouvernement, les protagonistes nous annoncent fréquemment qu’ils vont faire tomber les silos dans l’organisation de leur appareil politique et administratif et dans la tête des gens qui y œuvrent et qu’une politique cohérente en résultera. Souvent, l’élan bienfaiteur va jusqu’à la promesse d’une réduction de la charge administrative et d’une accélération des procédures. Depuis la pandémie du Covid-19, accompagnée d’interruptions parfois pénibles de certaines chaînes d’approvisionnement, les responsables politiques sont à la quête de résilience, ce buzzword qui les a encouragés à envisager la réindustrialisation dans notre partie du monde et à y accélérer les transitions technologiques. S’il est vrai qu’on peut observer de réels efforts ou des tentatives d’amélioration dans le sens voulu, on doit tout de même émettre de sérieux doutes en ce qui concerne l’orientation générale des politiques conditionnant la vie des entreprises.
Nous nous devons d’abord d’admettre que les entreprises et leurs salariés ont été bien encadrés et soutenus quand il s’agissait de surmonter la période difficile du Covid-19 avec ses répercussions sanitaires et financières. Malgré cet effort, plusieurs branches économiques sortent affaiblies de cette période difficile. À l’image des entités qui les gouvernent, elles se voient confrontées à un effritement de leurs ressources financières et donc à une détérioration de leur capacité d’investissement. Les interruptions d’approvisionnement persistantes, accompagnées de flambées de prix des énergies et de certaines matières premières, provoquant un renchérissement quasi immédiat des coûts salariaux dans le cas du Grand-Duché, n’arrangent pas les choses.
Certes, l’agenda politique était temporairement dominé par la pandémie et par les nombreuses actions guidées par la volonté de limiter la casse économique et sociale, mais cette expérience ne semble pas avoir inspiré nos gouvernants à questionner une tendance à la surrèglementation qui pèse sur nos entreprises et qui s’éloigne de plus en plus des beaux discours du dimanche et des bonnes intentions citées ci-dessus. En réalité, la multiplication et l’accélération des initiatives ou décisions restrictives émanant des différents silos politiques et administratifs ont pris une ampleur telle qu’elle donne le vertige à ceux qui essaient de les suivre et de s’y conformer. Pour illustrer cette rage réglementaire, caractérisée par une méfiance excessive envers le monde des entreprises, les exemples ne manquent pas.
Dès l’avènement des premières percées dans le domaine de l’intelligence artificielle, la priorité de l’action politique ne consistait pas à poser les bases pour un leadership européen en la matière, mais à proposer un cadre restrictif freinant les ardeurs. Si cette volonté d’éviter des excès n’est pas tout à fait injustifiée, elle ne manque pas de nous rappeler les expériences vécues en matière de protection des données, où le carcan a pris une ampleur telle qu’il empêche aujourd’hui un retour des travailleurs au lieu de travail sans cacher leurs identités derrière des masques.
Plutôt que de corriger les excès d’une législation nationale sur le détachement intracommunautaire qui harcèle nos prestataires de service, nos promoteurs de l’idée européenne songent à rajouter une couche de désintégration du marché intérieur avec une obligation de retraçage des produits importés pour assurer le respect des droits de l’homme dans le monde. À entendre les initiateurs, les infractions aux règles élémentaires des droits de l’homme émanant d’entreprises luxembourgeoises semble avoir pris une envergure telle que le Grand-Duché ne pourra plus attendre l’issue d’une initiative européenne dans ce dossier très complexe qui mérite d’être traité sérieusement et avec recul. Nous suivrons avec grand intérêt les prochains pas de nos responsables politiques. Réussiront-ils à préserver l’intégrité du marché intérieur ou se lanceront-ils dans une véritable course à la réglementation entre Bruxelles et le Marché aux Herbes.
Un dernier exemple illustrant l’appétit insatiable de réglementer et de contrôler la vie des entreprises est en train d’être construit autour de la transition énergétique. Après la définition d’objectifs climatiques particulièrement ambitieux nous aurions souhaité voir le lancement d’initiatives politiques visant à créer un encadrement favorable à la décarbonisation dans les différents secteurs visés par ces objectifs. Or nous constatons qu’une fois de plus, priorité n’est pas donnée à l’action climatique, mais à la définition de règles limitant cette action. Au lieu de favoriser le déploiement de l’hydrogène ou de la biomasse, l’action politique veut fixer les conditions de ce déploiement. Au refus du nucléaire comme énergie de transition s’est ajoutée une position gouvernementale défavorable au captage du carbone. Une fois la forêt des interdictions et obstacles plantée, la voie de la transition énergétique prendra l’allure d’une sortie de labyrinthe.
Chaque département ministériel et chaque direction générale de la Commission Européenne motive son initiative réglementaire par un souci ou objectif particulier à adresser. Chaque ministre et chaque Commissaire Européen est persuadé que son nouveau paquet est tout à fait justifié, gérable et digeste. Il s’agit d’une attitude nombriliste. Les entreprises ont une autre vue des choses. Elles sont susceptibles de fonctionner et de produire des résultats tout en respectant l’ensemble des règles édictées. Ces dernières sont nombreuses, lourdes, compliquées et parfois contradictoires.
Les silos sont loin d’être tombés. Au contraire, on les a agrandis et on en a rajouté. En attendant un revirement plus profond et substantiel dans les organisations politiques et administratives et dans les têtes des acteurs concernés, nous voulons encourager ces acteurs à quitter de temps en temps leurs silos pour contempler l’édifice réglementaire entier avec toutes ses facettes et implications et pour reconnaître l’intérêt d’une action politique cohérente visant à décharger et à redynamiser les entreprises. À la sortie de crise, nous avons besoin de cette nouvelle dynamique pour relever les grands défis du changement climatique et de la transformation technologique sur toile de fonds d’une globalisation qui évolue.